top of page

LA PENSÉE EST-ELLE EN MESURE DE DÉCRIRE UNE RÉALITÉ INALTÉRABLE & OBJECTIVE?


La pensée me semble naître de la combinaison de nos sens, souvenirs et expériences respectifs. Bien que certains progrès techniques permettent déjà de la sonder et de l’influencer, elle compte parmi l’un de nos biens les plus intimes.1 Elle m’apparaît aussi comme un filtre à travers lequel chacun de nous observe et appréhende le monde qui l’entoure. Ce filtre s’ajuste à différentes situations et guide nos réactions et décisions lorsque celles-ci ne sont pas trop impulsives. En l’occurrence, lorsque nous cultivons des compétences et des connaissances dans une discipline, nous parvenons à résoudre plus efficacement les problématiques spécifiques à cette activité. De même, nos réflexions autour de certains sujets se raffermissent avec l’âge : il devient généralement plus difficile de les orienter vers des directions drastiquement différentes de celles sur lesquelles nous nous sommes construits. En outre, notre environnement, ses multiples acteurs ainsi que nos parcours personnels influencent également nos pensées. J’en viens donc à me demander si la pensée humaine, a priori commune mais propre à chacun, est en mesure de décrire une réalité inaltérable et objective.



Mes interactions avec le monde et les sensations qui en découlent sont uniques et me différencient des autres. Capable d’empathie, je n’en suis pas pour autant omniscient. Le fait est qu’il m’est impossible de penser de la même manière qu’un inconnu tout juste rencontré, ayant grandi dans une région aux mœurs différentes des miennes dont je ne connais rien et ne parle pas la langue ; situation récurrente dans les milieux cosmopolites comme les campus ou les logements sociaux. Dans ces circonstances poussées à l’extrême, communiquer est limité par notre incapacité à nous comprendre mutuellement. Si d’aventure nos expressions orales et corporelles diffèrent, l’interprétation des dires et des gestes de l’un ne seront plus en adéquations avec les intentions de l’autre. Toutes ces différences m’amènent à croire que si nous devions simultanément assister à un évènement et en relater les faits à nos entourages, nos discours seraient complètement différents. Bien que nos parcours et expériences personnels soient diamétralement opposés, nous avons grandi sur la même planète. Pourtant, il semble que juste avant notre rencontre, nous ayons expérimenté des réalités différentes. Je crois donc qu’un échange d’informations n’est effectif que lorsque les partis concernés consentent à y reconnaitre des éléments du monde tel que chacun le perçoit. Lorsqu’il réussit, cet échange peut mener à différents degrés d’accord ou de discorde, tandis qu’à l’inverse, l’incompréhension règne. Il s’agira alors de déterminer si nos inconnus originaires d’univers quasi distincts, ou plus simplement des gens capables de se comprendre, expérimentent une même réalité impartiale.


Le langage, oral et corporel, nous permet de décrire et partager des informations sur le monde tel que nous le percevons (sensations, opinions et expériences). Communiquer auprès d’un auditoire permet, entre autres, d’initier des réactions et réflexions nuancées à échelles interpersonnelles et globales. Toutefois, les outils du langage (particulièrement les mots, les

images et les chiffres) diffèrent d’une région à l’autre du globe et requièrent donc des interlocuteurs capables de s’identifier à un discours. Les mots tendent à rappeler les caractéristiques de concepts ou d’éléments du quotidien sans avoir à en détailler chaque caractéristique. Habilement disposés dans une phrase, ils véhiculent des notions plus complexes que leurs significations isolées. Malgré les définitions qui leur sont attribués, les quiproquos surviennent lorsque leur interprétation diverge du sens voulu par ceux qui les prononcent. Cela survient même lorsque des interlocuteurs parlent la même langue2: en France plusieurs femmes ont des « gosses » alors qu’au Québec la plupart d’entre elles n’en n’ont pas. En somme, le langage oral se veut défini à partir d’éléments réels, mais n’en demeure pas moins sujet à l’interprétation subjective d’une audience.

Il en va de même pour la réception auprès d’un public d’œuvres d’art scénographique, littéraire, plastique et numérique, qui sont, entre autres, des formes d’expression d’une ou d’un groupe de personne. En effet, l’appréciation de ses productions est soumise aux goûts et à la sensibilité du public qui varient toutes deux avec l’actualité et son humeur. L’artiste puise dans son inspiration pour altérer la réalité et produire une œuvre dont la réception est soumise aux goûts de son assistance au moment de son dévoilement. De surcroit, l’échange de points de vue entre l’artiste et son public est également fécond de nouvelles perspectives, auparavant dissimulées ou inexistantes.



Les chiffres sont également des concepts abstraits qui nécessitent un cadre pour représenter la réalité. Le chiffre un notamment peut représenter l’unité, fragment indivisible d’un ensemble, ainsi que le premier membre d’une suite d’éléments. Lorsque l’on dénombre les personnes visibles dans une pièce, cette dernière et nos yeux délimitent le cadre dans lequel ce décompte est validé. En effet, si l’on se place dans un référentiel mondial, ce décompte est invalidé par la véritable étendue de la population mondiale, variant perpétuellement au grès des naissances et décès.



Ainsi, les chiffres, bien qu’abstraits, n’en demeurent pas moins pratiques pour concevoir des modèles, des équations et, peut-être plus que jamais dans notre Histoire, recenser et établir des statistiques. Ces dernières sont précieuses pour planifier, agir et organiser une coopération locale et globale. Cependant, ces données ne sont valables que lorsqu’elles sont collectées rigoureusement, et leur interprétation confrontée à l’ensemble des variables qui les influencent. En l’occurrence, établir des modèles fiables de propagation de la COVID-19 dans région donnée nécessite de considérer des paramètres comme la qualité du recensement des cas ainsi que des facteurs démographiques tels que la densité des populations, leurs modes de vies ainsi que leurs prédispositions génétiques. Comparer des situations sans considérer l’influence des facteurs propres à chacune est déraisonnable. Rappelons d’ailleurs que la plupart des modèles scientifiques et médicaux caractérisant des phénomènes physiques sont établis dans des cadres scrupuleusement défini par leurs variables les plus influentes. En somme, je crois que le langage naît du consensus de plusieurs interlocuteurs autour d’un cadre inspiré de la réalité dans lequel il peut être utilisé. Nos échanges démontrent que malgré l’établissement d’un cadre rigoureux, l’interprétation du langage demeure dépendante à la fois de la personne qui s’exprime que de celle qui écoute. L’enjeu d’un échange devient alors d’adapter ce cadre de manière appropriée pour se faire comprendre.


Je crois que chacun d’entre nous expérimente le monde d’une façon unique grâce à ses sens, sentiments et émotions, vecteurs de nos interactions avec lui. De ces interactions naît la pensée qui nous permet de survivre, échanger des informations avec notre environnement mais aussi nous livrer à d’autres processus intellectuels comme le songe ou le rêve. Nos pensées puisent des amorces de la réalité, mais les sens et impressions qui l’initie sont limités par leurs sensibilités, elles-mêmes soumises aux circonstances telles que nos états de santé et d’esprit. Il m’est alors difficile de rester objectif en tout temps, d’autant plus que je suis sujet à faire des erreurs de jugements. Je ne suis donc pas en mesure d’apprécier l’intégralité d’une réalité inaltérable seul, bien que mes outils d’analyses semblent en déceler des bribes. En effet, je suis en mesure d’altérer la réalité dans un set de conditions particulières, mais je me dois d’être prêt à remettre en question ces conditions dans des circonstances différentes ou lorsqu’elles sont établies dans un nouveau cadre. Pour enrichir mon éventail de perspectives, je peux en revanche communiquer avec les autres dans un langage dont les manifestations sont conçues à partir d’objets concrets. Les outils de communication dont je dispose sont subjectifs, leur nature intrinsèque nécessite un cadre restreint pour exister et permettre l’interprétation qu’en font mes interlocuteurs. Lorsque cette dernière diffère de ma volonté première, mes interlocuteurs et moi expérimentons des réalités différentes issues d’une éventuelle réalité impartiale dont de nouvelles facettes peuvent émerger de nos échanges. Les outils du langage (mots, images et chiffres) permettent d’autre part aux artistes et aux scientifiques de communiquer leurs inspirations.



La pensée naît de la relation concrète que nos sens entretiennent avec la Nature. Elle s’enracine dans des éléments du réel et peut être partagée pour s’enrichir et en dévoiler les multiples facettes. La réalité se doit-elle donc elle aussi de naître d’un cadre restreint, ou alors est-elle fugace et insaisissable par les mots, les sens ou les chiffres : serait-elle déterminée mais indéterminable?


27 vues0 commentaire
bottom of page