Clivages et opinion : leur avenir et leur importance dans l’esprit collectif et le milieu académique

Je me présente : je suis une jeune fille étudiant la communication et politique à l'Université de Montréal, présentement en deuxième année. Je suis franco-tunisienne et suis bercée par ces deux héritages culturels riches. Lorsque je parle de la Tunisie, la plupart du temps ne me pose l’interlocuteur que des questions dont il n’a pas les réponses : quel système politique, quelle langue parlée, quel degré de démocratie, et puis le printemps arabe, comment était-ce ? En revanche, la France ne jouit pas du même degré de méconnaissance à son égard, pour le meilleur, mais surtout pour le pire. S’en viennent les clichés desquels je ris volontiers, et la fatidique question à laquelle je réfléchis à deux fois, tourne ma langue sept fois à dans ma bouche et prononce une courte prière avant de répondre : pour qui comptes-tu voter ? Aïe, c’est fait. Mais que répondre à une personne qui souhaite secrètement avoir la réponse qu’elle espère, non la réponse sincère ? J’en viens donc à l'élément central de cet écrit : pourquoi donc portons-nous tant d'attention à nos convictions politiques, pourquoi notre réponse fait-elle toujours écho de manière excessivement profonde, et pourquoi cela devrait-il entacher nos relations ? La maximisation de la politique nous condamne-t-elle à vivre reclus, entourés de personnes qui adhèrent strictement à nos idées ? Les frontières entre la sphère publique et privée s’avèrent plus poreuses que jamais, mais nos préférences ou notre partisanerie devraient-elles nous enfermer irréversiblement dans une case hermétique et stérile ? Quoi de plus fructif si ce n’est la confrontation d’idées, mêlée à une dose généreuse du tendre idéal habermassien ?
Le positionnement idéologique, le libre-arbitre et les personnalités clivantes
En 2021, nombreuses sont les personnalités politiques qui “dérangent”, ce à mesure que la notion du politiquement incorrect s’étend. Parmi celles-ci, figurent les plus connues : Donald J. Trump, Bolsonaro, Le Pen, Zemmour, Poutine, XI Jinping et tant d’autres. Suffit à ces noms d’être évoqués dans une conversation : le malaise est imminent. Un paradoxe me paraît plus que central aujourd’hui : bien que l’on observe une baisse des clivages dans la sphère politique, notamment par l’apparition et multiplication des partis attrape-tout, ils s’avèrent être plus présents et isolants que jamais. Aujourd’hui encore, je participais à un débat sur les priorités des politiciens de droite et de gauche en France, et n'ai eu le droit qu'à des arguments qui manquaient cruellement de facticité mais se suivaient d’une aversion sans pareil, conséquence du désaccord. A titre anecdotique, dans le cadre d’ un cours que je suivais lors de ma première année à l'université, était abordée la notion de populisme qui était divisée en deux bords : le populisme de droite et de gauche. Afin d’illustrer les deux exemples, on a visionné deux discours politiques, et Marine Le Pen était la figure choisie pour représenter le populisme de droite. Pour la gauche, l’extrait est visionné dans sa totalité, quand vient le tour de la droite, le professeur l’interrompt très rapidement et cite “je m’arrête ici, car je ne supporterais pas une minute de plus de ce fascisme”. La divergence d’opinion fait de notre monde un ensemble complexe et riche duquel on ne peut qu’apprendre, mais un jugement de valeur critique au sein du milieu académique ne peut qu’être stérile ou pire encore, compromettre l’esprit critique des élèves assis en face. Cela m’a marquée, et s'avère d'ailleurs être le point de départ de la réflexion qui inspire cet écrit. Quel point était-ce censé prouver ? Que la censure a sa place dans une université de renommée ? Qu’on peut se permettre de telles objections car elles s’inscrivent dans l’avis de la majorité ? Qu’en aurait-il été si la même remarque avait été prononcée à l'encontre d’une personnalité dite “populaire”, comme Barack Obama ou bien d'autres ? La droite doit-elle s’apparenter à un vecteur d'idéologies démoniaques et la gauche comme le sauveur ? Si l’inverse était avancé, serions-nous toujours si silencieux face à un tel discours ? Mon propre positionnement ne m’importe pas, celui des autres ne me dérange pas, l’objectivité elle me semble maîtresse d’un savoir qualitatif. Si je devais apporter une explication rationnelle à cela, et cohérente notamment avec le contexte sociopolitique qui structure nos pensées et intérêts, il me semble qu’un mouvement de foule se forme autour d’un principe, le “wokisme”. Cela n’a rien de bon ou mauvais en soi (pas de manichéisme ici), le problème est le suivant : selon Gustave le Bon, “céder une fois à la foule, c’est lui donner conscience de sa force et se condamner à lui céder toujours”, ce à quoi j’ajouterai même l’extrait suivant “on domine plus facilement les peuples en excitant leurs passions qu’en s’occupant de leurs intérêts”[1]. Pourquoi Le Bon pour illustrer mon propos ? Il semblerait que sa psychologie des foules théorise le fléau qui gangrène nos sociétés, et les jeunes générations davantage car plus sensibles et malléables. Si l’on cède à la foule, le retour en arrière se révèle quasi-impossible et parfois très peu attirant comme option : comment retourner sa veste sans y perdre amis, relations, et parfois simple sympathie et adhésion ? On est condamnés à maintenir nos réflexions et propos initiaux car notre cercle se construit sur les idées et la subjectivité qu’on lui apporte, comment s’en sortir sans le perdre dans une époque ou l’orientation politique vaut davantage que la personne qui l’incarne et la défend ? Se dire que notre épanouissement et sincérité le vaut, je suis d’accord, pour autant la question ne devrait pas se poser. La peur d’être à la marge est selon moi la plus contagieuse des maladies.
Majorité silencieuse : volontaire ou forcée ?
Mon argument précédent se concluant par la notion de peur, permettez moi d’approfondir cette idée. Reprenons l’anecdote du dit fascisme lePenien : si telles sont les idées que l’on nous propose dans un cadre académique, faisant fi du principe d'objectivité et de neutralité, ceux qui se situent à l'opposé du clivage gauche-droite devraient-ils se censurer davantage afin de prendre un pli qui leur serait favorable ? Et quel effet cela peut-il avoir sur la représentation, la diversité et la richesse des points de vue ? Le silence confortable vaut-il l’omission de la vérité, si périlleuse qu’elle puisse être ? Pour ma part, cette question me titille tout particulièrement. Rares sont les fois ou le prénom d’Eric Zemmour ne fait pas frétiller les personnes face auxquelles il est mentionné, encore plus rares sont les fois ou je peux l’inclure dans mes arguments sans que l’on ne me tourne le dos (cet exemple ne symbolise qu’une idée, ils sont incalculables mais le miens se lie simplement à mes origines). Pour ou contre, certains mots semblent avoir une connotation intrinsèquement diabolique, pourtant rares voire inexistants sont les cas où le blocage se justifie avec raison. Se tourner le dos, puis quoi ? Avons-nous avancé ? Force est de constater que non. Les idées qui se confrontent aux miennes sont celles qui me font le plus avancer (tant que j’y suis réceptive), me pousser dans mes retranchements me convient parfaitement lorsque l’intention qui y est mise est bienveillante, non assoiffée de se prouver dominante, donc fondamentalement opportuniste. Notre héritage socio-culturel, le berceau qui cadre notre socialisation primaire nous véhicule et inculque un amas de normes et valeurs, auxquelles on décide d’adhérer ou pas. Pourquoi devrions-nous appréhender la socialisation secondaire comme différente ? On peut réfuter des idées et théories à notre guise, en défendre d’autres, l’essentiel étant que cela soit fait sincèrement, y mettre de la conviction et de la recherche. La confrontation devrait être un pain béni pour notre esprit critique, non une tare que l’on se doit d’éviter. Sans elle, la représentation des opinions dans nos sociétés perd son sens car n’est plus juste. Pour combien de temps encore, allons-nous céder à la tentation du politiquement correct, du socialement confortable, à quel prix surtout ?
[1] Bon, G. L. (2017). La psychologie des foules. StreetLib.